Du consommateur capté au citoyen capteur.
Face à l’inflation du discours autour des Big Data d’une part et d’autre part, le développement de l’Internet des Objets, qui s’exprime notamment dans les promesses des Smart Cities ou des Smart Grids, le citoyen a de plus en plus conscience d’être confronté à un monde de données et d’algorithmes dans son activité ordinaire en ligne. Le développement des capteurs, des puces et autres choses connectés accroit le volume de ces données et ouvre le marché des services de traitement à valeur ajoutée de ces Big Data, censés améliorer la gestion des flux (flux de communication, de trafic, de circulation de l’énergie). Il n’en reste pas moins que la captation passive des données par différents dispositifs dont serait porteur des « objets » pourrait dessaisir le citoyen de ses capacités de réflexion et d’action sociales, politiques ou environnementales.
Loin de rejeter ces technologies, le Labo Citoyen souhaite s’inscrire dans le débat en redonnant toute sa centralité à l’intelligence collective des citoyens qui s’approprient l’Internet des Objets et les Big Data. Entre être calculé ou calculer, il existe une marge d’autonomie pour des usages citoyens des données produites par les nouveaux objets communicants.
Le Labo Citoyen, laboratoire d’innovation et d’expérimentation de plein air, se situe dans la perspective non pas du consommateur capté et moins encore du consommateur instrumentalisé par des « objets intelligents », que celle du citoyen capteur, qui participe à la construction d’une intelligence collective instrumentée par ces objets sensibles et communicants. Il propose de forger des outils, des prototypes, des dispositifs de visualisation, des méthodologies visant à conférer une « capacité active » aux citoyens pour interpréter leur environnement, le capter et le mesurer et in fine agir sur lui. Le Labo Citoyen se propose ainsi d’accompagner les citoyens, les collectivités, entrepreneurs, décideurs politiques et associatifs dans la culture de la mesure, de la donnée environnementale afin de ne pas céder à une sorte de « panique métrique », qui nous conduit bien souvent à préférer ne savoir ou à déléguer à des machines la gestion de notre quotidien. Le Labo Citoyen ambitionne de placer le « Nous quantifiant» comme figure emblématique des dernières innovations technologiques représentées par l’Internet des Objets à rebours de la version parfois privatiste désignée sous l’appellation de « Soi quantifié.» Contribuer à un vaste mouvement de cartographie de la pollution ou de la mesure de la consommation d’énergie en mettant les données ouvertes à la disposition de tous, c’est là que se situe l’enjeu véritablement citoyen de l’Internet des Objets. Convaincre les pouvoirs publics, les entreprises, grandes et petites, les politiques que le citoyen peut être un praticien éclairé de ce monde des Big Data en ne subissant pas la mesure mais en étant le producteur et l’interprète, c’est là encore un des enjeux de l’émergence de cet Internet des Objets.
Car enfin, à quoi serviront ces compteurs dits intelligents que l’on veut installer dans nos foyers ? A permettre aux gestionnaires de réseau de transport ou de distribution de l’électricité de couper à distance l’électricité de notre foyer lorsque nous ne sommes plus en mesure d’en payer la facture ? Optimiser le réseau en cas de microcoupures ou de pointes de tension, connaître en temps réel les courbes de charges de consommation électrique des ménages pour proposer de nouveaux types de facturation en mode crédit ? Pourquoi pas. Mais ces compteurs doivent aussi servir, dans un contexte où la consommation d’énergie devient un enjeu fondamental pour l’avenir de la planète, de permettre aux citoyens d’abord de se rendre compte qu’ils consomment de l’électricité pour ensuite agir en conséquence de cause.
Etre le sujet de la mesure et non son objet est l’un des enjeux anthropologiques que soulèventl’Internet des objets et l’ère du Big Data.
Vers une anthropologie de l’internet des objets non compétitive
On nous dit que depuis 2011, il y aurait plus de machines connectées que d’humains : 9 milliards de cartes SIM M2M contre 6 milliards d’Humains. Doit-on s’en féliciter ou s’en inquiéter ? Ce récit compétitif de l’Internet des objets laisse croire que les machines ont supplanté les humains dans la communication, la gestion de leur vie quotidienne (remplir leur frigo, se chauffer, conduire leur voiture, se déplacer, etc.)
Or humains et machines mais aussi animaux et végétaux se trouvent désormais connectés aux réseaux de communication (internet, mobile, NFC et autres réseaux sans fil) à travers différents terminaux, au travers des puces et des capteurs. Devons nous pour cela rejoindre les adeptes du transhumanisme et leur imaginaire de l’homme augmenté, dont le plus souvent les premières expérimentations s’exercent sur les plus fragiles d’entre nous (enfants, personnes âgées, malades ou en situation de handicap) ? A rebours de cette idéologie qui nous donne comme horizon la mutation de l’espèce humaine et un devenir machinique de l’humain (Université de la Singularité etc.), l’anthropologie des citoyens capteurs se veut une anthropologie symétrique non compétitive et non dualiste entre les humains et les non-humains.
Tout comme les animaux sont nos compagnons d’espèce, les machines à communiquer (mobile, réseaux de capteurs, compteurs dits intelligents…) sont amenés à devenir de fait nos compagnons d’existence. Notre attachement à un artefact technique ou un animal de compagnie ne nous oblige pas à muter mais juste à bien vivre avec d’autres espèces et d’autres machines auxquelles nous sommes connectés. Une connexion qui s’accomplit pratiquement sous un mode disjonctif à travers de micro-déconnexions quotidiennes contrairement aux conceptions binaires des laïus sur l’hyperconnexion contemporaine. Dans le cadre d’une anthropologie symétrique entre humains et non-humains, incluant l’espèce humaine, le vivant, l’animal et l’artefact, une relation de compagnonnage faite de matérialité, d’incarnation et de responsabilité nous lie. Car nous prêtons vie aux artefacts technologiques dans nos discours et représentations, nous conférons de l’autonomie aux machines et nous faisons parfois corps avec elles dans nos pratiques quotidiennes.
Une datadémocratie, Big Data, que feras-tu pour nous ?
Le projet Citoyens Capteurs, un des projets portés par le Labo Citoyen, s’inscrit dans une politique de mise en transparence de la pollution atmosphérique pour sortir de l’invisibilité menaçante et de la culture de la peur. En permettantà tous de participer de la coproduction données de pollution, de les mettre à disposition en temps réel dans un datastore et d’autoriser leurs publicisations et réappropriations sous différentes formes, les dispositifs de capteurs communicants de Labo Citoyen s’ancrent dans le mouvement de l’open data dont la conséquence trop souvent négligée en France est le principe d’accountability.
L’Accountability, c’est à la fois un principe de responsabilisation, mais aussi d’après son origine sociologique, un principe selon lequel il existe un pacte de factualité qui responsabilise. La mesure la pollution, mesure la plus exacte possible et surtout mesure située à l’endroit où l’on respire, permet de rendre la pollution tangible et visible aux différents acteurs du problème à travers données ouvertes. Il n’est plus possible de « ne pas voir ni sentir. » Il s’agit de produire un pacte de factualité responsabilisante, qui engage chacun des acteurs du problème « pollution. » C’est bien cette mesure de qualité complémentaire et commensurable aux taux globaux de pollution des organismes scientifiques co-produite par les Citoyens Capteurs qui est au cœur de cette accountability et définit la citoyenneté à l’ère de l’Internet des Objets. Cela suppose une association féconde entre les habitants devenant agents de la mesure située et les organismes spécialisés dans la mesure des polluants. Cette association féconde entre citoyens, scientifiques et décideurs politiques, inscrite dans la tradition des Citizen Science et des Street Science, ne peut pas s’affranchir de débats politiques autour de la question de la justice environnementale.
Nous émettons l’hypothèse hardie que contrairement à Big Brother, Big Data pourrait faire quelque chose pour nous si ses précieuses capacités de calcul résolument étaient mises à la disposition de tous pour tous. L’Internet des Objets peut être accepté par tous si le citoyen devient acteur de la captation et de la mesure et non pas son objet dans un rapport passif à la donnée captée. L’acceptabilité d’un monde de connexion étendue des humains aux capteurs, des animaux aux puces est pensable à la condition que le calcul des données engendrées par la multiplication des données ouvertes inspire des applications et services utiles et solutionnant. S’ouvre alors le champ du design des données environnementales ouvertes (cartes, vocalisations, mobilier urbain, applications mobiles etc.), et des technologies non-intrusives d’éco-feedback pour que l’Internet des Objets ne soit pas le prochain cauchemar de la privacy.